Les estaminets

localisationEstaminetsFlinoisLocalisation des estaminets d’après les travaux de l’ARPE (cliquer pour agrandir)

LES ESTAMINETS FLINOIS

Thérèse BLERVAQUE et Georges THOMAS      (Pays de Pévèle, 1999, n° 46)

            

Si au début du siècle on recense un nombre important d’estaminets dans chaque bourgade, il semblerait que Flines occupe une place privilégiée, puisque la commune compte alors un café pour environ trente habitants.

POURQUOI TANT D’ESTAMINETS ?

En 1890, le cinéma en est à ses prémices. Il n’y a ni radio, ni voiture automobile. Le cabaret est un lieu de rencontre, de convivialité, de jeux et de distractions.

De plus, l’industrie brassicole occupe une bonne place à Flines. Il existe quatre « grandes » brasseries : celle des LESPAGNOL de la rue Neuve (actuelle rue des Résistants), celle des LESPAGNOL de la rue du Hem, celle de la famille MOUTON, rue du Moulin et enfin la brasserie DELZENNE au Cattelet.

On retrouve la trace de trois « petites » brasseries artisanales : rue de la Brasserie (rue Emile Glineur aujourd’hui), rue Neuve – c’est en 1897 la brasserie coopérative « La Mutuelle » qui deviendra ensuite le moulin Godin – et sur la Grand’Place – c’est aujourd’hui le salon Max.

La plupart des « grands brasseurs » sont propriétaires d’immeubles, servant à la fois de logements pour leurs ouvriers et de débit de boissons exploités par les épouses. Ces établissements sont « tenus de brasseur », c’est à dire qu’ils ne peuvent s’approvisionner que chez leur propriétaire.

D’autres cabaretiers sont « libres de tout fournisseur », mais le rapport financier étant insuffisant, ils exercent une profession complémentaire : charron, forgeron, bourrelier, épicier, marchand de charbon, de vins et liqueurs, de chaises, de vélos, agriculteur, peintre, quincaillier.

Tout est très différent de ce que nous connaissons aujourd’hui. Distractions et moments de détente sont rares. Le journal coûte cher par rapport au salaire. On se dirige naturellement vers les estaminets pour retrouver les amis ou glaner des nouvelles, car les tenanciers sont informés des derniers potins ou des commérages locaux. Au retour du travail, ceux qui viennent de la ville colportent également leur lot d’informations tant régionales que nationales. On peut discuter et raconter des histoires en toute liberté, aborder des sujets qui, à cause des enfants et de la famille, sont tabous à la maison et ce, malgré parfois les réprimandes de madame la cabaretière qui veille à maintenir la bonne réputation de « sa » maison. Si chaque village a sa vie propre, son climat, on peut dire que chaque cabaret possède à la fois son atmosphère et sa clientèle d’habitués.

Les congés payés n’existent pas, les ouvriers agricoles, ceux de l’usine, les mineurs, les fermiers travaillent dur toute l’année. Dimanches et jours fériés sont attendus avec impatience et vécus avec soulagement. Que dire de la grande fête anuelle : la ducasse, suivie de son raccroc ou rebond et des nombreuses ducasses de quartier! Les salaires étant peu élevés, les gens se doivent d’être économes et se contenter de distractions peu coûteuses. Et c’est au cabaret qu’ils peuvent se distraire et jouer aux jeux de l’époque.

Certains établissements sont également le siège d’associations : musiciens, coqueleux, coulonneux, archers, arbalétriers, billoneux, agriculteurs…

Les estaminets sont répartis dans tout le village avec une densité plus élevée autour des points stratégiques (église, gare, mairie, usine…). Chaque carrefour a le sien, voire plusieurs. Tous les chemins, y compris les plus reculés, ont leur cabaret. Les personnes qui se déplacent alors à pied y font une halte et les censiers doivent laisser « souffler les chevaux ».

LE CABARET

Il est facilement reconnaissable. Tout d’abord l’enseigne de bois peint: « ESTAMINET » avec parfois une dénomination propre « Au bon coin », « Au progrès », « L’Estaminet du charron », « Le Gallodrome Flinois », etc. C’est pendant des décennies la seule marque extérieure existante. Il faut attendre l’entre-deux guerres pour voir apparaître les panneaux avec le nom d’une bière, par lequel on reconnaît le brasseur-propriétaire, avec les publicités pour apéritifs et autres boissons.

Des anneaux de fer pour lier les chevaux, sont scellés dans le mur de façade. Au Pavé d’Orchies (bd des Alliés), à « l’Auberge », a longtemps subsisté une barre métallique fixée sur des montants de bois où fermiers, négociants ou voyageurs attachaient leur attelage ou leur monture.

Elément indipensable, tant son utilité est grande, vu la boisson diurétique qu’est la bière : l’urinoir ou « pisse bar » (du flamand Pessback), qui permet de soulager les vessies de leur contenus, voire de leur trop plein. Généralement situé dans la cour, on en trouve parfois à l’extérieur le long du pignon de l’établissement et les voisins, soucieux de l’hygiène environnante, apposent sur leurs murs d’habitation le panneau « DEFENSE D’URINER », mais le résultat n’est pas garanti.

Citons chez certains les dépendances couvertes prévues pour les combats de coqs, les jeux de billons, de bourles ou de bouchons, les lancers de javelots et de fléchettes, les différents tirs… Autre détail typique : pour les cabarets situés aux carrefours de rues ou de chemins, l’angle du bâtiment est coupé et l’entrée se trouve à cet endroit ; la porte, surmontée d’une imposte, a son style particulier : un carreau central subdivisé en deux ou quatre parties, encadré de verres gravés et de quatre petites vitres de couleur bleue ou rouge.

Poussons cette porte et donnons-nous la peine d’entrer. Nous sommes dans une grande pièce, la plus grande de la maison. Deux éléments du mobilier attirent le regard : le comptoir en bois, parfois de chêne ou d’orme, est bien souvent situé dans un coin. Le dessus est plan, quelquefois recouvert de zinc. L’intérieur est garni de rayonnages sur lesquels sont rangés les différents jeux et les tapis de cartes, des réserves de boissons, de verres et de torchons. Des portes fermant à clef en garantissent la sécurité de leur accès. C’est là aussi que se trouve le tiroir-caisse, avec serrure évidement, où l’on recueille la recette du jour que toutes les cabaretières relèvent le soir pour ne pas tenter les voleurs.

A l’époque la bière est livrée en rondelles. Les tonneaux sont amenés de la brasserie en « chariot à bière » ou « haquet ». Pour les transporter et les décharger, les « cartons-brasseux» utilisent le « tinet », solide barre de bois portée sur les épaules de deux «cartons », à laquelle la rondelle est suspendue à l’aide de chaînes. Une fois entreposée dans la cave, elle « repose » dans l’attente du branchement à la pompe. Elément décoratif du comptoir, la pompe à bière peut être en cuivre ou en faïence décorée. Sur ce même comptoir où l’on passe à l’eau claire les verres du client pour les faire sécher ensuite sur l’égouttoir, bac sur lequel est placé une plaque à trous, avant de les essuyer et de les placer sur le verrier. Ce meuble, plus ou moins ouvragé, est fixé au mur. Il est composé de multiples étagères où l’on aligne les verres à bière, à genièvre, à vin, ainsi que les bouteilles d’apéritifs, de liqueur et d’eau de Seltz. Il est parfois complété d’une partie basse appelée buffet.

Dans certains cafés on trouve derrière le comptoir un plancher surélevé qui permet à la tenancière de « surveiller » les clients de toutes les tables et d’avoir les pieds plus au chaud que sur le carrelage. Les tables rectangulaires de faibles dimensions sont souvent disposées sur le pourtour de l’estaminet. Si la surface le permet, une table ronde occupe le milieu. On peut trouver sur ces tables ou généralement sur le comptoir, le « pot à braises » (Vierpot), rempli de braises et pourvu d’une petite pelle à trous pour allumer les pipes. Des bancs et des banquettes fixés au mur complètent « économiquement » le nombre de chaises paillées ordinaires ou « à moustaches ».

Malgré la sciure dispersée chaque jour sur le sol, le carrelage n’est pas à l’abri d’un jet de salive lancé par un fumeur de pipe ou un chiqueur. Pour éviter ce désagrément, le crachoir, petit bac rempli de sciure ou de sable, est à la disposition des clients. Avec les allumettes soufrées un nouvel accessoire figure sur les tables : le porte-allumettes grattoir.

Dès la belle saison, les mouches et les guêpes font leur apparition. Pour s’en débarrasser, en plus de la spirale de papier gluant que l’on suspend au plafond, l’attrape-mouches en verre rend de grands services. C’est une sorte de carafe avec ouverture au fond, sous laquelle il suffit de mettre un peu de sucre pour attirer les insectes qui se noient ensuite dans la bière déposée dans la couronne du fond.

Dès les premiers froids les clients recherchent les places proches du foyer, en l’occurrence le feu flamand sur lequel trône en reine la cafetière dont le contenu est toujours maintenu à température. Par temps de gelée les consommateurs n’hésitent pas à s’asseoir près du feu et à poser, pour les réchauffer, les pieds sur la barre qui entoure le « bac à cendres ». Certains disent même que la simple vue du trou rougeoyant du « pot de l’étuffe » suffit à leur faire apprécier la température ambiante.

Mais pour réchauffer l’ambiance, un meuble à la fois imposant et esthétique occupe une place de choix. La tardiole n’est pas l’apanage de tous les estaminets, mais quel plaisir d’écouter la mélodie rythmée et de danser au son de ce piano mécanique. Certains de ces crincrins sont agrémentés d’automates jouant des cymbales ou battant la mesure. Si les jetons pour déclencher la mécanique se monnayent, quel honneur de tourner la manivelle ! Dans quelques établissements, ce sont des accordéonistes amateurs qui enivrent la clientèle de musique les dimanches et jours de fêtes. Puis avec les disques apparaissent le jazz-band et le juke-box.  Flines peut se flatter de compter quelques cafés-dancings.

LA JOURNEE D’UNE CABARETIERE AU DEBUT DU SIECLE

Levée très tôt, vers quatre heures du matin, été comme hiver, il lui faut d’abord allumer le poêle, ne fut-ce pour préparer une bonne quantité de café. Il faut également penser aux lampes à pétrole et bien vite libérer la serrure. Il ne peut en être autrement avec les clients prêts à tambouriner à la porte jusqu’à ce qu’on leur ouvre. Il est vrai qu’à l’époque, les ouvriers prennent leur « poste » à six heures et partent à pied, chaussés de sabots, vers les mines de l’Escarpelle et les différentes usines d’Auby, Douai… d’où la nécessité de faire le plein de « carburant ». Parmi les habitués, citons aussi le facteur, les cartons-brasseux… Dans la plupart des établissements le café est gratuit si on l’accompagne d’une « goutte » dans la tasse ou à côté, du genièvre en règle générale : c’est la fameuse bistouille ! Dans d’autres, la coutume veut qu’en tout début de semaine l’on offre la première consommation : c’est le « verre du lundi ». La confiance règne, puisque dans l’un ou l’autre estaminet le client ne paiera ses consommations qu’au retour du travail.

Une fois les premiers habitués partis, notre tenancière s’empresse de balayer la salle et de répandre de la sciure propre, si, trop fatiguée, elle n’a pu le faire la veille au soir. Il faut également nettoyer les crachoirs, en renouveler le contenu.

Si le mari de la tenancière est artisan, maréchal-ferrant par exemple, le fermier qui vient faire ferrer son cheval, est immobilisé pendant un certain temps. Il en profite pour lire le journal et prendre les nouvelles à l’estaminet. Il en est de même si le débit de boissons est doublé d’un commerce, quincaillerie, droguerie… Les clients passent alors d’une partie à l’autre de la maison, joignant l’utile à l’agréable.

Les cabarets situés aux endroits stratégiques connaissent les « coups de feu ». Sur la Grand’Place, le dimanche voit bon nombre de clients aller boire un verre avant la messe prétextant la nécessité de se faire de la monnaie pour la quête. La pratique religieuse est alors beaucoup plus importante qu’aujourd’hui et certains n’hésitent pas à sortir avant l’« ite missa est », soit pour s’installer à la meilleure table de cartes, près du feu où il fait bien chaud et où l’on est moins dérangé, soit pour être les premiers à disposer du sommier de jeu de billons. Des clients sont à tel point habitués et amis, qu’aux moments de pointe, ils se servent eux-mêmes et parfois même relaient la cabaretière au comptoir. C’est l’heure du vin blanc « doux », l’apéritif n’est pas encore très répandu. Vers deux heures de l’après-midi les gens regagnent leur domicile, mais parfois, les retardataires continuent une interminable partie.

Les tenanciers avalent rapidement quelque nourriture. Il faut ensuite débarrasser, ramasser les verres, les laver et les ranger, reclasser les bouteilles sur le verrier, mettre les vides dans la cour, relaver les tables, balayer, épandre la sciure et remettre éventuellement un tonneau en perce. Vers dix-sept heures l’estaminet se remplit progressivement à nouveau et les parties de cartes, de fléchettes, de boules, de billons… reprennent jusqu’à l’heure de la fermeture.

Les jours de funérailles, de mariages, les estaminets connaissent également une grande animation. Il est vrai que les différentes sonneries de cloches avertissent les consommateurs du début de l’office, de la procession d’offrande et de la sortie.

Place de la Gare, la vie des cafés est réglée sur les horaires des trains, avec le départ et l’arrivée des voyageurs. L’activité « marchandises » amène également un certain nombre de clients durant la journée. A cela s’ajoutent la saison betteravière et surtout la ducasse à la saint Michel.

L’heure de la fermeture est redoutée des tenanciers. Il faut faire sortir les derniers clients parfois récalcitrants, user à la fois de diplomatie et de fermeté envers ceux qui souhaitent jouer une dernière partie ou boire le « coup de l’étrier ». Heureusement, on craint les gendarmes chargés de faire respecter « l’arrêté de police municipale ». Une fois la porte fermée la salle doit à nouveau être remise en état.

LE DECLIN DES CABARETS

Si au début du XIXe siècle on compte plus de cent trente cabarets, la Grande Guerre avec son hécatombe, explique que leur nombre se réduit ensuite sérieusement. Le mode de vie change. La radio fait son apparition. C’est la création d’une première salle de cinéma, le Ciné-Salon, puis d’une seconde, le « Familia ». Les cafés voisins se remplissent alors aux entr’actes. Les distractions continuent néanmoins d’évoluer. Les gens se déplacent plus facilement. A partir de 1936 plusieurs familles « vont en vacances ». On se met à acheter le journal.

Lors de la guerre 1939-1945, un recensement effectué à la demande des autorités d’occupation donne cinquante-cinq estaminets. Après le conflit ce nombre ne cesse de diminuer. Avec l’apparition de la télévision, les gens restent chez eux. La promulgation de lois et de décrets qui multiplient les conditions et les formalités pour la cession ou la transmission d’un café, n’arrange rien.

Aujourd’hui des quartiers entiers, le Cattelet, Montreuil et Chauny, ont vu leurs établissements disparaître. Les doigts des deux mains suffisent largement pour les dénombrer : il en reste exactement sept.

NDLR: En 2014, ils ne sont plus que 4 dont un est à céder.

1998CaféDuCentre