« Cartes de bigoudis et boutons de nacre, coton à marquer et fil au chinois, chemises américaines et tabliers de satinette, rubans de taffetas et pantoufles de coutil, cirage « Au Lion d’Arras » et savon « Prince de Cachemire »… Cet inventaire que n’aurait pas renié Prévert, ne représentait que l’infime partie de ce qui se vendait « A mo’ Malvina ! ».
Le grenier d’une maison de la rue des Résistants vouée à la démolition en avait gardé la trace. Des caisses entreposées sous la charpente contenaient encore, soigneusement rangées en liasses, les factures et la correspondance de la mercière qui avait habité là.
Discrète, celle-ci se livrait peu, estimant qu’il y avait si peu à dire, considérant le cours des choses comme normal, avec un fatalisme assorti de la plus grande modestie. Les deux dernières guerres n’y étaient certainement pas étrangères – un de ses deux frères reposait à Lorette. Venue de Flandre, du pays de l’Alleu, Malvina Vergin était arrivée à Flines en 1935, pour aider la famille de sa marraine, les Dupuis-Trinez qui étaient grossistes en chaussures, mercerie et bonneterie. Elle avait ensuite épousé en 1937 Édouard Borgmann, le boulanger, et s’était définitivement installée dans le village, au Pavé d’Orchies. Son mari avait été inquiété par les Allemands à cause de son nom et obligé de justifier de ses origines – flamandes en l’occurrence. Le fils du boulanger issu d’un premier mariage avait lui-même été arrêté et incarcéré au Havre en mai 1942 « pour avoir eu la langue trop longue ». Édouard Borgmann étant décédé prématurément en 1946, Malvina avait succédé aux épicières de la rue Neuve, Fernande Kaltenbach-Renard et sa sœur, Mme Fleury-Renard, comme l’attestent les lettres encore conservées. Toutes deux veuves, elles étaient aidées par un coursier, Henri « Duboutique » et Marie-Anne David. Wilfrid Kaltenbach, le mari de Fernande, avait été horloger au 32 de la rue du Moulin à Mons-en-Pévèle. Il était décédé vers 1931 et avait obtenu la médaille de bronze des « Victimes de l’invasion » en 1922. Il avait été contacté en 1927 pour la médaille de la « Reconnaissance française », puisque victime des « représailles en qualité d’otage ». La correspondance de cette famille retrouvée dans ce grenier, s’arrête en mai 1940.
On ne peut alors s’empêcher de repenser à la porte de la boutique qu’on entrouvrait précautionneusement, actionnant et bousculant une cloche qu’on avait peur d’arracher. Apparaissait alors une petite dame sans âge, voûtée, vêtue de son éternel écourcheux de satinette noire, au chignon blanc qui semblait ne jamais être défait, aux yeux qui paraissaient de plus en plus bleus au fur et à mesure qu’elle vieillissait. Sortie de son arrière-boutique, elle se glissait prestement derrière un comptoir presque aussi haut qu’elle et vous dénichait sans plus attendre, au beau milieu d’innombrables boîtes, l’écheveau de coton de la nuance souhaitée. Rares étaient les clients qui, une fois servis, s’en allaient sans être passés par la cuisine pour une tasse de café et une gaufre. Ceux qui venaient l’étrenner « Le premier d’ l’An », avaient droit aux macarons à la cassonade. Certains jours pourtant, elle s’activait plus que de coutume. Les clients étaient servis rapidement et sans commentaire… Elle attendait le « Voyageur ». Personnage assez mystérieux dont on ne faisait qu’entendre parler et qu’on ne voyait jamais. C’était en fait un voyageur de commerce, représentant de grossistes établis sur Douai, Lille ou Arras.
Personne n’aurait osé lui demander si elle songeait prendre sa retraite, même si tout un chacun constatait que les rayonnages n’étaient plus approvisionnés aussi régulièrement qu’auparavant. Tous continuaient d’aller « A mo’ Malvina ». Jusqu’au jour où elle s’est éteinte en 1984 aussi discrètement qu’elle avait vécu.
Sa maison longtemps inoccupée se dégrada irrémédiablement. Un coup de bulldozer la fit tomber en avril 2000 pour faire place à des appartements.
Monique Heddebaut, 2001